Rouge et Blanc
Seule. Rejetée parce qu'elle était différente. Elle aurait aimé que ses iris ne soient pas rouges, preuve qu'elle était le fruit de nombreuses expériences. Elle aurait voulu ne plus avoir ces capacités extraordinaires, ce QI exceptionnel, ce corps parfait qui répondait à la moindre de ses sollicitations. M. Tan lui tendit sa copie, parfait, comme d'habitude. Elle baissa les yeux pour ne pas voir le regard du professeur, car elle savait qu'il trahissait sa peur à l'égard de cette créature soi-disant humaine. Elle ramassa sa copie sans un mot et la sonnerie retentit. Tous les élèves se précipitèrent dehors, pressés de rentrer chez eux. Elle, elle n'avait pas de chez elle. Juste cette suite dans le laboratoire. Blanche. Froide. Impersonnelle. Elle frissonna.
- Un problème Shaïa ? demanda l'enseignant.
- Ce n'est pas parce que je ne me jette pas sur la porte comme ces olibrius que je ne vais pas bien monsieur, dit elle froidement.
- Oui, bien sûr, dit-il gêné.
- Au revoir Monsieur.
۞
Elle entra dans sa chambre et s'approcha de la volière posée sur son bureau. Elle l'ouvrit délicatement et la colombe se posa sur sa main. Elle s'appelait Kyris. L'animal représentait tout pour elle. Elle la considérait comme sa sœur. C'était sur elle qu'on avait fait les tests avant de créer Shaïa. C'était sur elle qu'ils avaient fait en premier toutes ces expériences et, à force de mutations génétiques et d'injections variées, ils étaient parvenus à leur fin : créer un être dont les capacités atteignent la perfection. Kyris était le reflet animal de Shaïa. Entièrement blanche elle aussi. Et les iris rouges. Toujours. C'était la seule erreur que les scientifiques avaient commise, pour peu que, bien sûr, on ne considère pas leur recherche même comme une erreur. Leurs expériences engendraient la dépigmentation totale du corps. Et les iris rouges. Kyris était déjà blanche avant les expériences, personne n'avait remarqué le changement. Shaïa elle, n'avait pas été transformée, mais directement crée par les scientifiques à partir d'une seule et unique cellule sur laquelle ils avaient fait toutes leurs manipulations avant de la cloner. Elle n'avait pas de parents, elle avait été créée. Bien sûr toutes ces informations étaient classées secret d'état. Tous ceux qui étaient mêlés à cette affaire étaient tenus de garder le secret. Et tout le monde respectait son engagement : personne n'avait envie de fourrer son nez dans les magouilles du gouvernement. Pour le commun des mortels, la jeune fille n'était qu'une adolescente surdouée atteinte d'albinisme. De toute façon, la majorité des gens la craignait trop pour lui demander quoi que ce soit. Pour le reste du monde, le laboratoire s'était arrangé pour lui inventer un état civil. Shaïa regarda la colombe et sourit. Il n'y avait que deux choses qu'elle aimait. Et Kyris était la première. Elle reposa l'oiseau sur la volière, sorti son agenda et soupira :
- J'ai pas mal de choses à faire ma belle, je ne pense pas que l'on puisse sortir ce soir...
Et, de fait, elle enchaîna exercices après exercices jusqu'à ce que la colombe vienne se poser à côté de son bras pour lui tirer la manche.
- Arrête Kyris, je t'ai dit que... Elle s'arrêta net. Un sourire grandissait sur ses lèvres tandis que son regard était fixé sur la fenêtre. Il n'y avait que deux choses qu'elle aimait. Et la neige était la deuxième. Shaïa jeta un coup d'œil à sa leçon d'histoire qu'elle ne révisait que par acquit de conscience, ou peut-être parce qu'on l'avait créée comme ça, et décida que le doux manteau blanc qui se posa dehors avait beaucoup plus d'importance. Elle ouvrit la fenêtre et sauta. N'importe qui se serait tordu une cheville. Pas elle. Sa main crocheta une branche et elle se laissa tomber en douceur. Elle s'allongea dans la neige. La colombe, perchée dans l'arbre, roucoula. Elle ferma les yeux et s'endormit.
۞
Elle fut réveillée une heure plus tard par un bruit de pas. Elle se releva, tous ses sens en alerte. Elle réussit à capter une bride de conversation.
- …
- Vous savez que c'est très risqué ?
- Bien sûr, mais dites-vous qu'une réussite serait une véritable révolution pour notre pays. Imaginez si des êtres comme Shaïa ne ressentaient plus aucune douleur ? Ce serait une armée redoutable croyez-moi.
- J'entends bien, mais nous risquons notre seul sujet.
- Il y a beaucoup de gloire à la clé...
- Elle est le fruit de nombreuses années de travail !
- ... et sans doute beaucoup d'argent.
- Ne pourrions nous pas faire un test avant ?
- Je ne veux blesser aucun civil. Il ne faut pas que l'affaire s'ébruite.
- Il n'est pas question de ça. Nous pourrions par exemple utiliser la colombe sur laquelle nous avons fait les premiers tests. Qu'en pensez vous ?
- C'est parfait. Prévenez-moi lorsque les tests seront terminés.
- Une dernière chose, Shaïa s'est beaucoup attachée à l'oiseau. Elle ne voudra sans doute pas nous le laisser.
- Ne lui demandez pas son avis, récupérez-la pendant son absence.
- D'accord. Tout sera fait selon vos ordres.
Shaïa retint sa respiration. Elle devait agir vite. Elle parcourut en quelques foulées la distance qui la séparait du vieux cerisier, agrippa la première branche et se hissa dans l'arbre. Parvenue à la hauteur de la fenêtre, avec l'agilité qui la caractérisait, elle sauta sur le rebord et rentra dans sa chambre. Elle se dirigea immédiatement vers l'ordinateur et attrapa la souris. Impossible d'agir sans savoir vraiment ce qui se tramait. Et, apparemment, ils n'étaient pas décidés à le lui dire. Il était sans doute possible d'infiltrer la basse de données des scientifiques. Aussi intelligents soient-ils, elle l'était encore plus. Un sourire dur apparut sur son visage. Ils avaient créé eux-mêmes l'objet de leur destruction. Elle ne mit que quelques minutes à trouver l'endroit où se trouvait les informations, la page affichait fièrement le logo du centre de recherche ainsi que sa devise : « D'hier à demain, nous ferons la différence ». Elle n'osait même pas imaginer le monde que proposait le laboratoire... surtout après avoir surpris cette discussion de tout à l'heure. Elle se reconcentra sur sa tâche : arriver à forcer les sécurités qui lui barraient l'accès aux fichiers du labo. Elle s'était déjà essayée au piratage mais s'était vite lassée étant donné sa facilité à déjouer les protections. Cependant, les fichiers du laboratoire étaient extrêmement bien gardés et elle dut travailler pendant plus d'une heure avant de parvenir à infiltrer le système. Enfin, apparut devant elle l'emploi du temps des prochaines interventions. Elle eut beau chercher dans tous les endroits possibles, aucune trace d'un quelconque dossier sur le test que devait subir Kyris dans les jours à venir.
۞
Le lendemain, après être rentrée du collège, Shaïa se dirigea vers sa chambre dans le but de reprendre ses recherches. Elle remarqua immédiatement la disparition de la cage. Elle avait échoué, elle avait pensé avoir plus de temps et, par sa faute, Kyris était morte. Elle se ressaisit. Elle avait peut-être encore le temps d'agir. Elle sortit de sa chambre et se dirigea vers la salle d'opération. Elle ouvrit brusquement la porte et se retrouva nez-à-nez avec trois scientifiques... et le corps sans vie de Kyris... Elle se précipita vers la colombe et prit délicatement le cadavre entre ses mains. Sur le sol, les larmes de la jeune fille se mêlaient au sang de l'oiseau. Elle posa la dépouille de Kyris sur la table et se retourna. Ils allaient payer.
۞
Elle tombe. La neige rougit sous son corps. Elle en a déjà tué trois. Le goût du sang envahit sa bouche. Il lui faut encore un peu de temps. Elle se relève. Parvient à avancer de quelques pas. Trébuche. Le canon d'un pistolet se pose sur son front. La détonation résonne sous son crâne. Elle s'écroule. Ses paupières recouvrent ses yeux. Une flaque de sang s'étant sur la neige. Tout est Rouge. Et Blanc.